janvier 2009 – avril 2020

Charles Payan, Plomb (1985)
Sur le bout de la langue, là tout près… sur les lèvres, on y est presque… le voici au bout des doigts et puis, non… fausse joie. Ce fichu mot que je voudrais bien vous écrire s’est encore défilé… je n’aurai aperçu que son ombre, trop fugitive pour que je puisse le reconnaître mais assez nette pour que je sache que c’est bien lui que je cherchais. Cet incident de frontière entre conscience et mémoire tourne à la guerre d’usure lorsque l’âge vient. Pascal Quignard, dans un texte ciselé en contrepoint d’un conte qui en livre toute la substance dramatique, parle magnifiquement de ce drame du mot qui manque. Ce texte dont le titre, Le nom sur le bout de la langue, évoque la plus universelle des frustrations, suggère qu’il n’y a pas de petite littérature.
Nous en avons tous fait l’expérience, de la rédaction sur un thème imposé à la simple carte de vœux : écrire est un défi. Il y a, pour passer de ce que l’on veut dire aux mots qui le diraient une alchimie cérébrale dont la nature autant que l’issue est chaque fois incertaine. La taille de l’entreprise ne change pas grand chose : une lettre, un poème, un roman, un conte, un billet de blog ne naissent qu’au terme d’un travail dont la difficulté prend au dépourvu et dont le produit n’est le plus souvent qu’une médiocre copie de ce que nous avions imaginé. Écrire est une prise de risque. Lorsque le texte est publié il est bien rare qu’il ne suscite des regrets, que ses défauts ne navrent l’auteur ou lui soient renvoyés par le lecteur impitoyable scrutateur. Il faut s’y résoudre. La reprise est vaine. Face au texte remis sur le métier on se trouve dans le même état que lors de la première rédaction. Écrire est une entreprise qui ne connaît pas d’achèvement. Au fond, on ne publie que des brouillons.
Le vertige de la page blanche est bien connu, décrit, répertorié. Il se reconnaît à un malaise physique, une lassitude dans le corps, une légère angoisse qui monte et nous décontenance tout autant que le blanc dans la conversation. On se désespère, on se révolte. Au diable ces mots qui ne viennent pas ! Au diable la main suspendue, sidérée, qui, lorsqu’enfin elle écrit, n’est que « la main qui fouille le langage qui manque, qui tâtonne vers le langage survivant, qui se crispe, s’énerve, qui du bout des doigts le mendie ».
Le journal parait échapper à cette malédiction. Tenu quotidiennement, il recueillerait faits et pensées avec une fluidité au plus près de l’écriture automatique. Faux espoir. La tenue d’un journal n’est pas un travail d’écriture, ou alors celui des écritures comptables. Travail de conservation de la mémoire par son inscription matérielle sur une mémoire externe, sorte de sauvegarde quotidienne de notre disque dur cérébral, il n’est que la consignation de notes, d’indices, de marqueurs qui faciliteront le réveil de nos souvenirs. Le journal, comme la mémoire, est « d’abord une sélection dans ce qui est à oublier, ensuite seulement un rétention de ce qu’on entend mettre à l’écart de l’entreprise de l’oubli qui la fonde ». Journal, carnet de route, notes de lecture ou de voyage tous ces feuillets ne sont que des moyens de pallier notre incurable défaillance mnésique. Le passage du journal au blog — dont je fais maintenant l’expérience — par l’introduction du tiers lecteur, le montre bien : la rédaction du blog, qui parait avoir ce même objectif de conservation de traces au fil du temps (le blog est une organisation chronologique des billets), prend une toute autre dimension par l’introduction de la volonté de « dire à » et plus seulement de « se dire ». Je témoigne ainsi, après bien d’autres, de ce que la production du moindre billet demande un temps important, pas toujours facile à trouver. Le positionnement du blog dans un genre que l’on aurait cru léger, mineur, ne dispense pas son auteur de la méticuleuse pesée des phrases, recherche du mot juste, estimation des effets désirés et indésirables. Il faut se méfier de la si belle perspective d’un accès démocratique aux délices de l’écriture et de la publication. L’essentiel demeure, entre les idées et les mots c’est une vieille histoire de séduction et de confrontation. De mémoire biblique, les mots et la lumière sont inséparables. Pascal Quignard a bien raison qui nous rappelle que « Celui qui écrit recherche l’illumination ».
Après la lecture de Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, POL 1993 (citations extraites des pages 11, 66 et 106)
Illustration : installation de Charles Payan, Plomb, 1985 (bandes de caoutchouc et sable).
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