Quelle que soit la pureté de l’image, sa précision, le tissu des émotions et des perceptions qui en exaltent la présence à notre conscience, le temps inexorablement l’érode, brouille, dissout. Il la fond dans un espace aux dimensions insondables. Enfin, c’est ce que l’on croit… c’est ce que l’on répète, et pourtant… Pourtant, nous savons que nous pouvons un jour la retrouver avec la force d’une vérité que prouve l’émotion renouvelée. C’est le paradoxe de la cohabitation de cette croyance et de cette expérience que résolvent les œuvres de Gérard Guerre : les images saisies avec un appareil photo sont recouvertes de tracés, de marques diverses qui les éloignent sans les faire disparaître.
Le travail de création est celui de la recherche d’indices, non pour les découvrir mais pour les créer. Recouvrir l’image initiale en préservant les indices clés du souvenir. Plonger l’image dans un taillis de lignes et de couleurs qui amorcera silencieusement les émotions originelles et avec elles le moteur de la reconstitution et de la reconnaissance. Les « images à dormir debout » de Gérard Guerre suggèrent que la mémoire a la structure du rêve. Comme lui, elle témoigne d’une réalité sans s’y substituer. Comme lui , elle est labile, inconstante, légère, impermanente, périssable et renaissante. La mémoire comme le rêve est précise et rigoureuse. Comme le rêve, elle baigne dans un univers incertain, éclaté, diffus dans lequel elle subsiste avec la fraîcheur d’une évidence.
Les souvenirs de Gérard Guerre ne sont pas les nôtres, et pourtant cela fonctionne. Pourquoi cette œuvre nous touche-t-elle intimement, non comme une œuvre abstraite mais comme une présence qui entre en résonance avec notre histoire. Bouleversement de la conscience. Nous avions oublié la révélation du poète : les lieux se souviennent ! Nous ne sommes pas le réceptacle de la mémoire, la mémoire nous contient. Ainsi la mémoire se sépare-t-elle du rêve au contraire duquel elle est une construction collective impossible sans nous et sans laquelle nous ne sommes rien. Nous sommes la mémoire des autres, nous sommes ce dont ils se souviennent.
« C’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls. Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas.«
Ce texte rédigé après la visite de l’exposition « Aides-mémoires » à La Grange de Boissieu, du 14 juin au 27 juillet 2014, est aujourd’hui publié en hommage à Gérard Guerre disparu le 24 janvier 2020. Témoignage d’une rencontre avec une œuvre dont le regard ne se détache pas.

Gérard Guerre, juillet 2014
Illustrations (courtoisie de l’artiste, la grange de Boissieu)
Citation tirée de : Halbwachs F. (1950) La mémoire collective. Édition électronique, collection « Les classiques des sciences sociales » (p.6) . Université du Québec à Chicoutimi. (consulté le 09/06/2014)
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