Je me souvenais des tableaux de Pierre Bonnard rassemblés pour l’exposition du musée d’Orsay ; c’était en 2015. Couleurs, formes, paysages, nus, intérieurs apaisés et jardins ébouriffés me paraissaient à l’époque expliquer le choix des commissaires de voir en Bonnard le peintre de l’Arcadie. Pourtant… ce que j’avais pu lire ne me portait pas à l’imaginer en quête de la poésie d’avant les mots dans un monde que ne troublerait que le frémissement d’un bonheur paisible. Il assumait publiquement, comme on dit maintenant, de soumettre la nature au tableau, d’accepter beaucoup de petits mensonges pour une grande vérité. Si Bonnard réfléchissait avant de peindre c’était moins pour découvrir la poésie du monde que pour méditer une vie intérieure. L’occasion de voir l’exposition de la Tate Modern allait-elle élucider la contradiction que je percevais ?
J’ai retrouvé sur les murs de l’institution britannique, les couleurs de Bonnard, ses formes, les paysages et les intérieurs silencieux dont les fenêtres ouvrent sur des jardins ébouriffés. Des nus aussi, comme à Paris. Plus exactement, Marthe nue qui passe d’une pièce à l’autre, que l’on voit ou entre-aperçoit. Marthe intime et familière sur laquelle le regard du peintre paraît passer. Même lorsqu’il occupe tout l’espace, le corps de Marthe n’est pas le sujet au contraire de sa présence dans l’embrasure d’une porte, dans un miroir. Bonnard capte l’étrangeté familière, le temps suspendu, l’autre si proche dont la singularité se dissout dans sa répétition assurée. Une ombre, une silhouette. Tendresse ordinaire des vieux couples. Bonheur mutique jusqu’au naufrage dans les images du corps de Marthe dans sa baignoire. Pas plus qu’aux jours heureux, ce ne sont des mises en scène. Seul le regard change. Il marque un temps. La souffrance soulève le voile du quotidien, une lumière atone découvre le corps douloureux. La vie bascule et assène son éphémère. Marthe devient le sujet dramatique d’une sidération. La palette s’inverse, l’espace se dépouille par respect.

Pierre Bonnard, 1936, Nu dans le bain.
Une interpellation venue de loin tire le regardeur de sa compassion : Wake up! Throw him into the bathtub! Get out of the water and dry off. Fin du XX° siècle. Linda Nochlin, critique et ardente féministe, proteste contre ces dernières images de Marthe. Elle ne peut supporter la transformation of woman into thing.
Erreur, erreur. Aveuglement de la colère. Erreur encore, celle des critiques qui reconnaissent une nouvelle Ophélie, la perte du désir, voire une iridescente putréfaction… Erreur parce que Marthe n’a jamais été autant le sujet des toiles de Pierre Bonnard, et s’il faut la voir comme un objet alors c’est celui de sa tristesse et de son angoisse. Les peintures de Bonnard sont des mises en espace, des mises en couleur, des jeux constants sur les lignes, les surfaces et la lumière. Elles ne sont jamais des mises en scène. À l’image de la photographie qu’ils pratiquaient ensemble : elle, lui, les deux nus dans le jardin, sans pose ni affectation. Les toiles saisissent de tels instants dont le peintre fait sa matière. Les détails importent moins que la couleur et la géométrie dont les interactions créent une réalité si particulière. Une Arcadie ? peut-être… pourquoi pas finalement. Mais ce n’est pas ce que pense cette amie qui, près de moi, s’exclame : « Oh, look, the high heels, that’s very odd. »
Les talons hauts de Marthe… est-ce là que se cache le démon qui trouble la rencontre avec l’œuvre de Pierre ? L’incongruité des pieds chaussés, de talons de surcroit, indigne. Le regard s’obstine sur ce détail exalté par une vigilance nouvelle que ne convainc pas l’idée de Dita Amori qu’il ne s’agirait là que d’une cheville pour rappeler l’horizontalité du sol dans une composition résolument structurée par la verticalité. Les contemporains de Bonnard étaient partagés sur son œuvre pour autant ce détail ne les aurait pas émus. Question d’époque. Picasso, grand contempteur de son œuvre, n’y aurait vu qu’une nouvelle preuve d’une sensibilité qui fait aimer des choses qu’on ne devrait pas aimer. Quant à Apollinaire, il ne se serait pas attardé sur ce qui, tout au plus, confirme la fantaisie et l’ingénuité de Mr. Bonnard.
Allons au plus simple : Marthe est chaussée parce que c’est ainsi qu’elle allait chez elle, un usage banal même s’il est très personnel rien de plus. Ce détail, et d’autres comme la truffe d’un chien, laisse imaginer l’inauguration d’un genre inaperçu de la critique, le prosaïsme poétique. Pierre en est le pionnier. C’est cela, au fond, qui devait le rapprocher de Matisse qui le tenait en grande estime en dépit de ce qui les séparait.

Bonnard examinant le feuillage d’un arbre (prise de vue de Marthe)
Crédit: Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Après la visite de l’exposition « Pierre Bonnard, The Colour of Memory », Tate Modern, Londres, mars 2019
Illustrations : (1) Pierre Bonnard, 1936, Nu dans le bain (Musée d’art Moderne de la ville de Paris) ; (2) Pierre Bonnard, Nu se baissant, 1923 (Wikipedia source The Athenaeum) ; (3) à (6) Détails de quatre toiles de Pierre Bonnard, cliquer sur les vignettes pour accéder aux images des œuvres : Nu à la baignoire — Nu au miroir — Dans le cabinet de toilette — Nu à contre-jour ; (7) Photographie de Marthe, Bonnard examinant le feuillage d’un arbre, 1900/1901 (© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski).
Citations, dans l’ordre de leur apparition, tirées de : Linda Nochlin, 1998, texte reproduit dans le catalogue de l’exposition, Tate Modern, 2019, pp.206-207 ; Dita Amori, Pierre Bonnard: The Late Interiors, The Metropolitan Museum of Art, New York, 2009, p. 118. ; Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso, 1964 ; Guillaume Apollinaire, Exposition Bonnard, L’Intransigeant, nº 10830, 10 mars 1910, p. 2.
Catégories :art moderne, regardeur
chouette article ! j’avais bien tout lu…et la photo de Bonnard devant un feuillage est trop belle !
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