Le « droit d’inventaire » est un concept récent forgé par le monde politique pour opposer un bilan factuel aux allégations partisanes. Qu’en est-il pour la récente exposition de Christine Coblentz, à la Grange du Boissieu, qui revendique ce droit ? A quels doutes répond-elle ? Au terme de la visite, on ne voit que celui, peut-être, que l’artiste elle-même aurait sur la réalité de son œuvre. Tout autre doute est balayé par cette exposition monographique, cohérente et convaincante, conçue selon la « méthode de la non-méthode » qui lui est chère ; le choix des œuvres rassemblées sous les cimaises ne répond à aucune autre nécessité que celle de la raison poétique.
Comme les mots d’un poème choisis tant pour leur sens que pour leur musique, les œuvres retenues pour cette exposition sont présentes de deux façons qui entrent en résonance : les œuvres comme choses, les choses comme œuvres. Les « choses », un mot qui revient souvent dans le propos de l’artiste. En fait, moins que les choses mais les choses cependant : leur empreinte, leur trace sur le papier, la ouate de cellulose ou le capteur de l’appareil photographique. Toutes sortes de choses, de la grenade aux ateliers Valisère, de la tortue au mobilier Ikéa, du poivron aux agrafes… jalons d’une œuvre, d’une vie au cours de laquelle Christine Coblentz est parvenue à réaliser un équilibre délicat entre réalité et abstraction — la chose, sa trace — au sens conceptuel et esthétique — la signification, l’émotion.
Dans la première salle, à la façon des introductions aux expositions monographiques organisées selon les logiques communes, un grand tableau d’une modernité classique signale que l’œuvre aurait pu être académique. Limité à quelques lignes, il tient son élégante vacuité de celle des ateliers Valisère abandonnés que Christine Coblentz photographia au début des années 90 mais ne développa pour les montrer que dix ans plus tard. C’est cela la non-méthode : percevoir, recueillir, laisser le temps faire son œuvre, revenir, échantillonner, inventorier l’instant — une trace dans l’espace, pas de logique temporelle. Il ne s’agit pas de mémoire, mais de l’état des choses et leurs mises en relation. Il en va de même pour l’exposition : pas de périodes, pas de chronologie, seulement des œuvres-choses, que ce soit des objets ou des tableaux, qui se côtoient, apparaissent ou s’effacent, comme autant de marques laissées sur la réalité mouvante par le mouvement de création.

Christine Coblentz, Variations, 1989
La Tortue, d’abord « jeu de tampon sur papier d’ouate humide », puis monotype sur papier japon, est emblématique de cette approche. Le choix initial de la ouate, fragile, contraste avec celui du tampon instrument imaginé pour laisser une marque pérenne. La fragilité du support et la force du tampon réalisent une œuvre oxymore cohérente dans la conception de l’artiste qui écrit de la tortue qu’elle est proche de la mort dès sa naissance. Proximité étrange que suggère sa lenteur légendaire, son indifférence au monde, son indifférence au temps ; seules la mort et l’éternité ont cette indifférence. Ainsi va la tortue qui, passée sa jeunesse, suit le cours du temps imperturbable, immutable. La version monotype sur papier Japon, bien que le support soit plus solide, ne contredit pas ce propos. L’ image parait venue de la nuit des temps à la façon des peintures pariétales : trace, évanescence et permanence. Une tension interne naît ainsi entre l’œuvre comme objet et l’objet de l’œuvre. Déclinées dans divers registres techniques et esthétiques, ces tensions façonnent l’œuvre de Christine Coblentz.
Discret, presque en retrait, un « Détail » donne un bon indice sur le sens du travail de Christine Coblentz. Il s’agit d’une digigraphie, c’est-à-dire une impression de très haute qualité à partir du fichier numérique de la photographie d’une partie d’un dessin issu de la série « espace non identifié ». Suite de mises à distance, de sélections, de traces qui ont pour source une œuvre séminale dont « Détail » réalise la synthèse dans une sorte de processus de distillation métonymique. L’image que la digigraphie révèle avec une précision technologique est curieusement indécise. Elle ressemble à ces souvenirs auxquels on tient, inscrits dans la mémoire frappée au coin de l’émotion, indiscutables pour l’essentiel mais incertains dans les détails. Alchimie complexe : empreinte, trace, quelque chose qui vient de la chose, s’en extrait et la contient. Comment ne pas souhaiter voir l’œuvre à l’origine de ce détail ? Mais à la remarque « j’aimerais voir l’original », Christine Coblentz répond avec malice : « quel original ? » Bien sûr, comment oublier que depuis près d’un siècle est œuvre ce que l’artiste désigne pour tel. C’est donc cela, ce droit d’inventaire : il ne s’agit pas de lever un doute mais d’affirmer ce qui fait œuvre.
Après la visite de l’exposition « Droit d’inventaire », Christine Coblentz à la Grange du Boissieu.
Illustrations (courtoisie de l’artiste) : (1) Christine Coblentz, Espaces non identifiés, 1986 (craies sur papier) ; Christine Coblentz, Fin d’une histoire, 1993-2004 (photographie argentique) ; (3) Christine Coblentz, Variations, 1989 (monotype, huile de lin, pigments sur papier Japon) ; (4) Christine Coblentz, Détail d’un dessin de la série « Espaces non identifiés », 2016 (digigraphie Alexandre Baumgartner)
Citations extraites de Christine Coblentz, Ne perds pas ton fil…, (disponible chez chez l’auteur)
Catégories :art contemporain, regardeur
Ce texte est d’une grande clarté et d’une intense sensibilité. Félicitations.
L RF
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