De loin, à un océan de distance, on retient de Diego Rivera l’amoureux, l’infidèle d’une passion, le révolutionnaire, le peintre provocateur et novateur, l’intransigeant, l’impétueux. Le rêve de fraternité. On imagine les œuvres murales immenses et généreuses dont on a aperçu, de loin, des images partielles ou dont on a eu l’écho de commentaires de voyageurs. Puis vient le jour où, enfin, on peut s’approcher. Voir l’œuvre chez elle, dans son univers, sous les arcades du Secrétariat de l’éducation publique (SEP) du Mexique alors que le soleil décline et joue sur les surfaces un jeu délicat d’ombres et de lumières, cache et montre, offre au regard, dérobe à la pellicule. Tout un peuple, une histoire, un espoir que lève un souffle de révolte. 1910 ou plus tard, maintenant encore. Peut-être…

Diego Rivera, El capataz, 1923 (478×213)
Simplicité du trait, rigueur des formes, retenue des couleurs sans renoncement à la richesse de la palette, le style soutien le récit et la clarté du propos. Les effets de perspective donnent aux peintures murales de Diego Rivera une dimension monumentale, en accentuent l’effet théâtral. Mais le plus frappant est la résonance religieuse de l’œuvre. Ici, un sombrero se commue en auréole [*]. Là, les bras ouverts d’une divinité auréolée de feu évoquent un christ protecteur. Ces jeux symboliques prêteraient à confusion si l’intention politique, parfois dans un registre grotesque ou, plus souvent, critique, n’était claire. On notera, à ce sujet, que la critique ne portait pas seulement sur le capitalisme. Ainsi, « El Capataz » (le contremaitre) a-t-il suscité un conflit entre Diego Rivera et José Vasconcelos, alors ministre de l’éducation — pour Diego Rivera, l’art devait aussi exprimer une critique sur la société mexicaine dont les conditions socio-économiques devaient changer.
Diego Rivera revendiquait son athéisme : ¿Usted no cree en Dios? Definitivamente no. Et pourtant… pourtant il y a tant de sincérité dans l’imagerie et les mises en scènes destinées au peuple du Mexique que l’on ne peut manquer de se poser la question de la spiritualité et questionner le rapport de l’artiste à une transcendance que ne parviendrait pas à occulter l’adhésion au marxisme révolutionnaire (et matérialiste). Diego Rivera mystique ? Certains le suggèrent [*]. Pour ceux qui découvrent l’œuvre, une révélation déconcertante.

Diego Rivera, Símbolo del infinito, 1923
Au premier étage des arcades de la SEP, des « grisailles » en hommage au travail intellectuel, les sciences et les arts, parmi lesquelles, un peu à l’écart, se trouve une image singulière : « Símbolo del infinito » (1923). Un personnage encadré de deux spirales, le cou orné d’un serpent, entre les mains le symbole de l’infini. On pense moins au symbole mathématique, aujourd’hui banal, qu’au mystère de l’infini, à la fois concevable et inaccessible. Plusieurs éléments y invitent. Le serpent n’est pas celui familier de la mythologie mexicaine mais Ouroboros qui, depuis l’antiquité grecque, symbolise l’éternel recommencement. Les spirales, sûrement reprises de la symbolique Maya, évoquent ce même mouvement avec plus de subtilité : le temps revient sur lui-même au rythme des saisons mais à chaque cycle un peu différent. Enfin, l’immatérialité hiératique de l’infini suggérée par sa lévitation entre les mains du personnage. Cette proximité de la science et de la métaphysique n’est pas étonnante à l’époque de la création de cette œuvre, 1923. La question de l’infini comme un objet de connaissance est encore vive. Cantor a disparu peu d’années auparavant, en 1916, au terme d’une vie tourmentée par la découverte de propriétés alors impensables de ce qui, grâce à lui, est devenu un objet mathématique. Certains mathématiciens d’alors se sont même violemment opposés à ses découvertes ; la foi dans le caractère divin, inconnaissable, de l’infini pesait sur la science.
Ainsi, la symbolique religieuse latente dans les fresques de Diego Rivera n’est-elle peut-être pas seulement une stratégie de communication mais aussi le signe d’un athéisme syncrétique. Le goût pour la collection d’objet religieux qu’il partageait avec Frida Kahlo, athée, certes, mais attachée aux codes et rituels sacrés, conforterait cette idée. Leur amour ne devait-il pas quelque chose à cette attraction étrange ?
Après la visite de Los murales en la Secretaría de Educación Pública, Diego Rivera (1923-1928)
Illustrations (photographies de l’auteur) : Diego Rivera, Los murales en la Secretarìa de educatiòn pùblica, Mexico DF
Citation tirée de : Elena Poniatowska, Primera entrevista a Diego Rivera, LaJornada, dimanche 2 décembre 2007
Catégories :art moderne, regardeur
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