Peintre de grands formats, Cécile Beaupère [*] sait emmener le regardeur vers des univers habités et incertains comme le sont les songes. Présences diffusent mais incontestables, immatérielles mais tangibles, quelque chose comme des pensées avant qu’elles ne deviennent des mots. Ses dernières toiles, qui n’ont pas encore quitté l’atelier, marquent un tournant fort en proposant au regardeur ce qu’il pourrait prendre pour des illustrations, des mises en scène de personnages et d’objets, des moments d’une histoire. En fait, il n’en est rien. Chacun de ces tableaux est encore la tentative de recomposition du puzzle dont le rêve a abandonné les pièces éparses dans la mémoire, sans indices ou mobiles. Le défi est de taille.
Le rêve entretient des relations fortes avec le monde dans lequel nous vivons éveillés. Il est une réalité qui s’impose à la perception, mais une réalité qui nous est étrangère par sa capacité de s’affranchir des modes de relation et de fonctionnement qu’impose le monde matériel. Bien que sollicitant les sens et s’imposant dans l’ordre du vécu, le rêve est immédiatement mémoire. Ses éléments sont à la fois dispersés et reliés, tangibles et évanescents. Comme les nuages, leurs formes sont incertaines, changeantes, dissoutes dans l’espace, prégnantes et évidentes cependant.
Pour représenter le rêve, il y a les mots et les images, et paradoxalement ce sont ces dernières qui lancent le défi le plus difficile à relever. On sait les mots impuissants, partiels, séducteurs et infidèles à la fois. Mais les mots peuvent effleurer la perfection, s’approcher du plus juste, saisir l’essentiel et laisser au lecteur le superflu. Chacun comblera les vides, les creux, les absences que le texte laisse, inflige ou simplement n’aperçoit même pas. On peut trouver les mots pour parler d’un visage sans pour autant dire quoi que ce soit du corps, de la personne, des détails de l’environnement. On peut évoquer un lieu, évoquer les arbres que l’on voit mais sans avoir à préciser leur nombre, leur taille ou leur essence sauf à vouloir susciter une compréhension particulière. L’image au contraire est confrontée à cette tension entre l’explicite et l’implicite, le global et le détail. Georges Steiner parle de transmutation pour le passage du texte au film. Le passage du rêve à sa représentation visuelle est de cet ordre. Il faut remplir les vides, combler les espaces, peupler les absences. Le visage devra avoir un nez, le nez une courbe, et des yeux aussi alors que les mots se suffisaient du regard. Plus que le récit, l’image doit soumettre le rêve aux contraintes du monde des veilleurs.
Pour relever ce défi, Cécile Beaupère doit renoncer à représenter pour donner à voir sans montrer. Retenir l’image au moment où elle devient illustration, mais cependant la laisser monter dans l’ordre de la réalité. L’image n’est alors plus l’illustration ou le récit du rêve, elle en est le prolongement. Elle partage avec lui une caractéristique inaccessible au texte : offrir dans l’instant une totalité. Le rêve le plus souvent, même s’il a une durée, n’est pas seulement immatériel, il est atemporel. Comme l’image, il est à la fois instant, celui de son être au monde, et durée, celle du regard de son spectateur. Les toiles récentes de Cécile Beaupère sont à la hauteur du défi. Mieux que le texte elles donnent accès à une expérience, celle indicible du rêve.
Illustrations (courtoisie de l’artiste) : (1) Cécile Beaupère, étude pour Rêve 3, 2011 (fusain et mine de plomb sur papier, 27x20cm) ; (2) Cécile Beaupère, Rêve 3, 2011 (huile sur toile, 200x200cm).
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