Récolter, au cours d’un voyage, quelques bricoles qui soutiendront la mémoire après le retour est une pratique familière et ancienne. On appelle d’ailleurs « souvenirs » ces objets parfois soustraits à leur cadre naturel, parfois achetés dans des boutiques dédiées à ces petits trophées. La manie peut relever de diverses motivations de l’attachement fétichiste au souci de preuve (j’y étais), en passant par le désir de partage d’un émerveillement. C’est probablement cette dernière motivation qui est à l’origine de la cueillette systématique et curieuse du Général Léon de Beylié dont les bibelots sont exposés au musée de Grenoble.
Bibelots… modérons le langage. Les quatre toiles de Zurbarán ou la maquette du « Triomphe de la révolution » (cire d’Alexandre Falguière [*]) peuvent difficilement être qualifiés de cette façon. Il s’agit là de bien autre chose, disons, une intuition de l’exceptionnel et un souci de la conservation. Ces œuvres majeures ont été offertes par le martial amateur, avec beaucoup d’autres, pour enrichir les collections du musée auquel il était attaché et avec lequel il a établi une relation de mécénat originale. On est loin des voyageurs vacanciers, amateurs compulsifs de babioles. Pourtant… pourtant, il y a quelque chose de cet ordre chez cet homme qui évoque dans l’un de ses courriers « ses instincts de touriste ». Bibelots, donc, parmi lesquels on peut déambuler, à la découverte d’objets divers récoltés en Indochine, en Chine ou au Japon. « Bibelot » est d’ailleurs un mot que le général paraît affectionner pour parler de ses acquisitions.
Parmi les objets présentés dans la Tour de L’Isle pour l’occasion transformée en caverne aux trésors, j’ai été particulièrement intrigué par une « Bataille de squelettes », un lavis sur soie d’origine japonaise, sans auteur attribué, daté de la seconde moitié du XIX° siècle. Je ne pouvais manquer de rapprocher cette bataille des maquettes des frères Chapman [*] que j’avais vues au Centre d’art contemporain de la Pointe de de la Douane à Venise, autre mêlée macabre de squelettes.
A vrai dire le rapprochement ne peut aller très loin. Si l’inspiration des frères Chapman est sinistre, celle de l’œuvre que nous lègue le Général Beylié est marquée par l’humour, voire une forme d’ironie : « c’est une bataille entre squelettes de deux cimetières voisins ». Si on peut concevoir les origines historique et artistique de l’œuvre des Chapman, il n’en va pas de même pour cette œuvre japonaise gentiment tragique. Les squelettes sont rares dans les œuvres japonaises du XIX°, me disent des amateurs japonais. Il s’agirait probablement, dans ce cas, d’une inspiration occidentale qui tiendrait à l’influence Européenne sur des artistes japonais de l’ère du Meiji qui furent nombreux à voyager en Europe. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est née la distinction entre Nihonga ([*] art de style japonais) et
Yōga ([*] art japonais de style occidental), ce dernier ayant souffert d’une réticence affichée à l’égard de ce qui viendrait d’occident. Le catalogue de l’exposition évoque le style d’un peintre connu de l’ère du Meiji, Kyosai Kawanabe (1831-1889). On peut effectivement trouver sur le site du musée mémorial dédié à ce peintre japonais fameux, prolixe et bon vivant, la reproduction d’un détail de l’une de ses œuvres peuplée de squelettes dont la manière est très proche de celle du lavis exposé à la Tour de l’Isle. Comment cette œuvre qui serait due à un peintre qui n’a jamais quitté Edo serait-elle parvenue dans les mains du Général ?
On peut penser que ce soit par l’intermédiaire d’Émile Guimet qui rendit visite à Kyosai Watanabe en 1876 ; rencontre qu’il évoque dans un ouvrage, Promenade japonaise, publié deux années plus tard. Émile Guimet, bibeloteur fameux, moissonneur d’objets qui le conduisirent vers la passion ethnographique que l’on sait [*]. De là à imaginer une rencontre entre Léon et Émile… par exemple à Lyon où ce dernier créa son premier musée. Naissance d’une complicité ? Les petits cadeaux entretiennent l’amitié…
L’exposition « Le Général de Beylié, collectionneur et mécène »
se poursuit au Musée de Grenoble jusqu’au 9 janvier 2011
Illustration : (1) Visuel du carton d’invitation à l’exposition Général de Beylié, Musée de Grenoble, 2010 ; (2) « Bataille de squelettes », Anonyme, Japon, 2° moitié du XIX° siècle (lavis sur soie, 110×44 cm) (© Musée de Grenoble) ; (3) « Bataille de squelettes », Anonyme, Japon, 2° moitié du XIX° siècle (détail, © Musée de Grenoble) ; (4) une gravure de Kyosai Kawanabe (image reprise sur le site du Kawanave Kyosai Museum)
Citations tirées de : Le général de Beylié 1849-191, collectionneur et mécène. Catalogue de l’exposition, 5 Continents éditions / Musée de Grenoble 2010 (pp. 146-147) ; dans ce même ouvrage lire : Danielle Bal, Histoire d’un homme, histoire d’une collection (pp.11-44).
Référence des ouvrages d’Émile Guimet (deux volumes) : (a) Promenades japonaises. Ill. de Félix Régamey. Paris : G. Charpentier, 1878, 212 p. (b) Promenades japonaises : Tokio-Nikko. Ill. de Félix Régamey. Paris : G. Charpentier, 1880, 288 p. (voir à ce propos le billet de Jane Librizzi)
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