A dire vrai, l’être bien est rigoureusement la preuve (1)

372px-la_verite_sortant_du_puits.1264285183.jpg Peut-on parler de vérité en peinture ? Certainement, lorsque celle-ci s’affirme figurative ou narrative. Cela parait simple et de bon sens. Bien sûr cela l’est moins dès que l’on réalise que comme d’autres formes d’expression la peinture procède d’un style, d’une technique et d’une matière. Bref, d’un nombre important de lieux dans lesquels la contingence et la partialité trouveront où se faire une place et donner à ce qui est rapporté ce supplément particulier qui est la marque de l’auteur. Mais peut être cherche-t-on là la petite bête. On sait bien qu’aucune expression n’est neutre et qu’aucun média n’est parfait. Et puis la photographie a pris le relais. C’est connu et donc la question de la vérité en peinture est d’une autre nature. Alors …

Alors ? Méfions nous. Le mot « vérité » est problématique, quel que soit le domaine dans lequel on le convoque. Il suggère plus ou moins une existence a priori, quelque chose qui serait déjà là et que l’on révèlerait — La Vérité. La science est au prise avec cette question depuis sa naissance. On pourrait même affirmer que c’est la conscience du caractère problématique de la vérité qui est à l’origine de la science. Mais les arts plastiques ? (dont la peinture en l’espèce peut être vue comme un exemple générique). Le caractère hautement singulier, libre, sensible du geste artistique et celui tout autant singulier, libre, sensible du regard porté, laissent peu d’espoir de donner un sens à La Vérité. Pour sortir de l’impasse, dans un essai sur la peinture de Cécile Beaupère [*], Guy Abel déplace la question vers la vérité du décodage par le spectateur du sens dont le créateur a investi son œuvre. Vérité non de l’œuvre, mais du discours sur l’œuvre.

Spectateur ? Ce terme ne me parait pas convenir ; une œuvre plastique n’est pas un spectacle (il y a malentendu lorsqu’elle est regardée comme tel). Je ne retiendrai pas non plus le terme souvent utilisé de « visiteur » (unité de compte des gestionnaires de musées). Je préfère celui de regardeur.

REGARD, subst. masc.
A. – 1. Action de regarder, mouvement des yeux qui se portent vers un objet, une personne, un spectacle pour voir, connaître, découvrir quelque chose.

Le regardeur est attentif, actif. Il mobilise son attention. Il prend le temps. Il questionne et s’interroge. Il y a dans l’œuvre un effort de dire, il y a dans le regard un effort d’entendre. L’œuvre articule dans un espace tangible quelque chose du monde ou de l’être au monde. L’œuvre n’est pas un discours, mais un fait à la fois singulier et inscrit dans la continuité d’une Œuvre. Ce fait est le produit d’une recherche dont l’objet et l’issue se construisent dans le temps ; il en est un témoignage localement et fictivement abouti. Fixé sur la toile ou figé dans la pierre pour ne plus s’échapper, l’instant de création devient cette affirmation précaire de la possibilité d’une Vérité ; la synthèse d’un débat engagé par le créateur dont le regardeur prend le relais. Il faudrait écrire, à cet endroit, « les regardeurs » parce que ce qui va permettre d’accepter que soit posée la question de la vérité c’est l’accord consensuel ou  le désaccord polémique sur la possibilité d’un sens partagé. La reconnaissance d’un touché juste. Mais touché quoi et comment le dire ?

Le point de départ est celui de la cohérence de l’Œuvre comme mouvement et d’une œuvre en un point donné de ce mouvement. Cette cohérence n’est pas aplatissement sur un style, une technique ou une matière. Elle est l’évidence d’un invariant qui ne préexiste pas au mouvement et rend l’artiste reconnaissable. D’une façon analogue, le regardeur s’approprie l’œuvre au filtre de sa propre histoire et de ses connaissances. Son regard n’est pas spontané comme cela est parfois suggéré. Il est déterminé par une culture. Il est construit par la fréquentation de l’Œuvre. Il est mouvement d’appropriation. Le regardeur reconnait quelque chose de lui-même, de son monde, de son être au monde. La vérité de l’œuvre tient à cette capacité osculatrice. Elle approche au mieux les deux univers, celui du regardeur et celui du créateur. Il s’agit de beaucoup plus qu’un point de tangence  qui serait si ténu que le hiatus l’emporterait sur tout autre possibilité de partage. L’œuvre s’impose par l’évidence d’une Vérité possible, entraperçue mais indubitable. On l’emporte avec soi. Elle reste longtemps dans le regard. Comment dire… En parler est un défi. Carmen Herrera a peut être trouvé les mots qui exprimeraient ce point de rencontre vrai entre le créateur et le regardeur : « No he pintado ni por gloria, ni por dinero, lo he hecho por necesidad y porque se me da bien« . Ce sentiment d’être bien, c’est-à-dire atteindre à l’équilibre entre ce que l’on regarde et ce que l’on est, est le don de l’œuvre qui touche juste. Vraiment.

A la suite de la lecture de : Guy Abel, Cécile Beaupère : de la vérité en peinture, in « Littérature & Vérité », Les cahiers de l’ILCEA, 7, 2004-2005, pp.89-102.

Citation de Carmen Herrera tirée de l’article d’Andrea Aguilar : « El largo viaje de Carmen Herrera« , Babelia – El País du 16 janvier 2010. Voir aussi l’article de Deborah Sontag dans The New York Times [ici]

Illustrations : (1)  Edouard Debat-Ponsan, La Vérité sortant du puits, 1898 — musée de l’Hôtel de ville d’Amboise, dépôt du musée d’Orsay (© Ville d’Amboise / source de l’image : wikimedia commons) ; (2) Carmen Herrera, Blanco y verde, 1959 (© Carmen Herrera / Courtoisie Tate London 2010 / Courtoisie de l’artiste)



Catégories :choses d'ici, idées, regardeur

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2 réponses

  1. Les propos de Carmen Herrera ont une clarté et une modestie à la hauteur de son art. « I just had to wait 94 years, that’s all. » Voilà, c’est tout. C’est dans un intéressant article du Guardian du 20 février 2010 [ici] ou []

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  2. Une exposition rétrospective de l’oeuvre de Carmen Herrera est présentée par la Pfalzgalerie à Kaiserslautern (Allemagne) jusqu’au 2 mai 2010.

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