Le sourire de Léonard

leonardo_da_vinci_helicopter_and_lifting_wing.1246343595.jpg En bref, la science c’est bien beau, mais il faut que cela serve à quelque chose. Le propos est devenu banal. Il faut s’y résoudre, la science s’est transformée à la fin du dernier siècle en un service assujetti à nos désirs et nos volontés. L’origine de cette évolution, analysée dans un petit ouvrage récent d’Étienne Klein, est à rechercher à la fois dans une croyance inconditionnelle en son pouvoir et  dans l’élargissement du terrain de jeu de la technologie à toutes nos activités domestiques ou professionnelles. L’image que la société a du travail du chercheur s’est profondément transformée dans le cours de cette évolution. On a longtemps pu croire que sa mission était de produire des connaissances sur le monde. Sur ce que nous sommes dans le monde. Sur ce que nous sommes. On avait compris que cette quête devait être instrumentée, de la petite lunette de Galilée au gigantesque LHC, et encore que cette puissance de la connaissance extraite de notre réalité pouvait y être réinscrite pour repousser les limites de notre action. La science augmente la technique, la rend plus pertinente et efficiente. Elle augmente notre pouvoir de changer le monde.  Voici la nouvelle mission du chercheur : comprendre le monde pour le changer.

Refaire le monde ! Cette ambition d’une éternelle jeunesse, instrumentée par la technique, a toujours accompagné l’œuvre de connaissance pour des raisons politiques ou économiques, voire militaires, cependant l’univers des savants et celui des techniciens — quoi que communicants — restaient bien distincts. Etienne Klein nous montre qu’aujourd’hui, en revanche, cette frontière s’est estompée, qu’elle est devenue peu lisible, voire même a disparu dans la fusion de la science et de la technologie. Il peut à juste titre nous alerter : « L’esprit de la science survivra-t-il à la technoscience« .

Alors que les mathématiques étaient le langage des sciences et des techniques, l’informatique est celui des technosciences et, au-delà, leur fournit un bras armé en instrumentant les loisirs et le travail, augmentant la réalité ou la virtualisant, s’imposant dans toutes nos activités jusque les plus infimes, les plus intimes, les plus futiles mais aussi les plus sensibles et les plus vitales. Irréductible à la science et à la technologie, si polymorphe que l’on peut difficilement la penser en terme de discipline, la reine des technosciences ne se laisse pas enfermer dans les boîtes toutes prêtes d’Auguste Comte [*]. A l’origine de cette situation, le problème de la preuve qui n’a de sens que dans une province de l’informatique, celle des programmes et des algorithmes, dans une autre, celle des artefacts, on peut encore vérifier l’efficacité et la robustesse d’une production mais l’on ne doit pas sous-estimer que les fonctions seront déterminées par leurs contextes d’usage et les utilisateurs. Au-delà, il reste de vastes espaces sauvages dans lesquels se jouent des parties étonnantes dont « la question centrale n’est plus : est-ce vrai ? Mais à quoi cela sert-il ?« 

Comment insérer dans le monde ce qu’il n’avait pas pensé, voulu ou désiré. La science interroge, la technoscience invente. Ascétisme de la science, hédonisme de la technoscience. Pourtant, la science est toujours là. Elle n’a pas disparu. Mère nourricière de cet enfant terrible, elle est rendue responsable de ses frasques alors que la tutelle lui échappe. La loi elle-même, fournissant ses lettres de noblesse à l’innovation, peut la faire douter de la légitimité de ses exigences. Enfin, alors que la science avait un devoir de diffusion, par les voies de la popularisation ou de l’éducation, la technoscience a besoin de communication pour séduire et convaincre, elle doit occuper le devant de la scène. La recherche scientifique, embarquée malgré elle dans l’aventure, doit sans cesse s’expliquer, se justifier. « Désormais, il s’agit soit de montrer que les recherches menées conduiront à des résultats utiles, soit de promettre que ceux-ci pourront l’être un jour« . Par « utile » il faut comprendre que ses produits seront exploités, achetés, adoptés… Je ne sais ce qu’en aurait dit Galilée, ni ce qu’en pensent les indiens, mais je devine le sourire de Léonard.

Après la lecture de : Étienne Klein, Galilée et les Indiens, Flammarion, 2008 (citations extraites des pages 75 et 77).
Illustration (cliquable) :  L’hélicoptère et l’aile volante de Léonard de Vinci (1452 – 1519). Source Wikimedia Commons.

* Voir aussi : Gilles Dowek, L’informatique oblige à repenser la classification des sciences, La Recherche, Juin 2009 n°431.



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