Eau forte et pointe sèche

meaume-quignard.png Il n’est pas né en 1617, comme l’ont répertorié les historiens, mais en 1639 d’un jet d’eau forte qui le précipita dans l’absence. Et il n’est pas mort en 1667, mais en 1666 d’une lame plantée en travers de sa gorge. « [Parce qu’]il ne faut pas dire : entre naissance et mort. Il faut dire de façon déterminée comme Dieu : entre sexualité et enfers« , Meaume le graveur n’a vécu qu’entre ces deux instants. Entre la main d’un jaloux et celle de son engeance improbable — Vanlacre est leur nom. Il a vécu rongé par le désir de son visage perdu et le souvenir du beau visage de Nanni, traçant un chemin pathétique, de Paris à Utrecht en passant par Rome et la Picardie, en la compagnie de Marie ou Abraham.

Défiguré, Meaume cherche une preuve de présence à l’autre dans la relation sexuelle. Recherche vaine. Lorsqu’il la trouve, il ne la reconnaît pas. Son faire jouir ne peut compenser son désespoir. Meaume se voyait en Lucius, mais échouait à trouver dans l’affirmation de sa virilité l’oubli de son hideuse métamorphose. C’est que, même avec une tête d’âne, Lucius avait un visage ou l’espoir de le retrouver.

Ce roman a la saveur d’un conte… ces petits textes riches en couleurs et enseignements que Pascal Quignard a l’art de façonner. Les gestes funestes des Vanlacre marquent les frontières entre trois âges au cours desquels « on voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. » Roman statique, en lévitation au-dessus des questions de l’amour (« Moi, j’appelle l’amour une sale supercherie ») et du poids de notre apparence dans notre conscience d’exister (dans la perspective de l’éternel masculin : ma gueule, mon sexe et moi). Roman emmené par le mouvement de la vie, linéaire dans l’espace mais circulaire dans le temps qui n’a pas d’autre matérialité que celle de nos souvenirs. L’écriture ressort de la manière noire, la technique même de Meaume le graveur : la lecture révèle le dessein de Pascal Quignard, elle agit comme une eau forte sur la page dont les mots et les phrases ont été travaillés, modelés, par son style précis, ajusté, économe. Le roman alterne narration de la vie de Meaume et descriptions de ses gravures, si bien que je ne sais plus si j’ai lu une histoire ou un essai, mais j’ai aperçu deux ou trois choses pour la première fois.

« On doit regarder les graveurs comme des traducteurs qui font passer les beautés d’une langue riche et magnifique dans une autre qui l’est moins à la vérité, mais qui a plus de violence. Cette violence impose aussitôt son silence à celui qui y est confronté »

Après la lecture de : Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard 2000 (citations tirées des pages 100, 139,150, 163-4)
Illustration extraite de « La technique de gravure« , planche de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
Voir aussi, comme un prolongement de la lecture de ce livre, le texte de Felix Andrada (en espagnol)

Un autre billet à propos de Meaume, [ici]



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3 réponses

  1. Je viens de découvrir Meaume, dans ce superbe roman  » Terrasse à Rome », un texte passionnant. J’ai eu l’impression de marcher sur les pas de ce graveur défiguré à l’eau forte. Un livre bien écrit et très instructif.

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  2. Il manque peut être un mot, page 105, cela donnerait : « … une pointe sèche qui est une des plus lumineuses que Meaume ait composées. » au lieu de « … une pointe sèche qui est une des lumineuses que Meaume ait composées. »

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