Un personnage brisé, une canne blanche à la main, accueille le visiteur à l’entrée d’une espèce d’espace où sont rassemblés des témoignages plastiques des années 80. En se déplaçant un peu, balançant le regard, on trouve un point de visée qui redresse la silhouette dont le geste pointe le bord d’un cercle de craie au centre duquel le personnage se campe. Effet saisissant de trompe l’œil qui interroge l’esprit de géométrie autant
que le sens esthétique. Un examen plus précis montre qu’en fait le personnage ne tient pas une canne, mais qu’un rai de lumière matérialise son lien au bord du cercle qu’il désigne — ou qu’il dessine, comme le suggère la brochure de l’exposition. Cercle de l’enfermement, cercle social dans lequel l’équilibre est si fragile. Il en faut peu pour que le regard des autres vous brise. Cercle de la solitude ou cercle bouclier. Des traces de pas qui ne dépassent jamais la ligne blanche suggèrent la protection offerte par le cercle. Sur les murs des traces de mains, beaucoup de mains qui tâtonnent. Mains aveugles assurément. Image du désespoir ou de l’errance de ceux qui n’ont pas trouvé ou décidé de leur ancrage. La brochure de l’exposition rappelle que cette œuvre de Justen Ladda, dont ci-dessus sont reproduites des images de l’original, fut conçue pour une exposition collective réunissant « des artistes œuvrant pour un art en faveur du changement social ».
Au-delà de cette entrée, les salles du Magasin s’habillent de créations plastiques et sont meublées d’œuvres, parfois monumentales, évoquant avec plus ou moins de force la production d’artistes des années 80. Ainsi, par exemple, Keith Haring est-il présent par un dessin fameux mais ne rendant que marginalement compte du rapport original à l’espace qu’il a créé avec ses graffitis instantanés et prémédités, éphémères ou impérissables, minuscules ou grandioses.
C’est le risque d’une telle exposition-catalogue prise dans l’étau des moyens et de la complexité. Celui qui n’a pas a priori de connaissances ou de familiarité avec cette époque ou ces artistes, restera parfois dubitatif.
La visite m’est apparue plus facile lorsque j’ai pris le parti de considérer que l’on m’offrait comme un recueil de citations où je pourrais puiser librement. Chaque citation est une invitation. Chacun peut, au cours de la visite, trouver ce qui l’intéresse, l’émeut, l’intrigue en regardant chaque œuvre dans sa singularité. Lorsque l’accord entre le regardeur et le regardé se fait, il reste à remonter la piste pour découvrir l’œuvre dans son ensemble et son auteur, ses motivations et son contexte. Dans cette approche, le livre associé à l’exposition devient aussi important que l’exposition elle-même.
La poursuite de la visite se fait un traversant un couloir dont deux murs sont tapissés d’une œuvre vibrionienne [*]. Le regard se perd, cherche un motif, une forme, et finalement s’égare… il n’y a rien à voir mais simplement à se laisser guider par le dessein du créateur, paysage improbable, une nuée insaisissable ; se laisser prendre par une ambiance. Il s’agit moins d’une œuvre que d’un élément pour un décor — on pense au papier peint. « Tout est design, c’est une fatalité » [*]. Ettore Sottsass était designer et architecte, et il le revendiquait : « On me dit : Vous êtes un artiste ! Je dis : non ! Je suis un architecte.. ». Et il regrette : « Oui, nous avons réalisé des objets concrets pour exprimer des idées abstraites… Et ils ont tous fini dans des galeries d’art. » Pour « Bacterio » (motif sur PVC) qui tapisse les murs de ce couloir, il faut peut être voir l’écho de l’engagement d’une époque « pour riposter à la désastreuse gestion de l’épidémie par les pouvoirs publics », nous suggère la plaquette de l’exposition — le Sida, bien sûr. Ou bien était-ce une façon de puiser dans l’actualité du moment les éléments permettant d’affirmer la rupture que Sottsass et le Menphis group [*] voulaient avec le design de l’époque : « the idea they had in common was to eliminate the peaceful conformity of furniture design and present concrete alternatives to the late 70s standard formal culture. »
Une peinture-installation [*] de Bertrand Lavier réalise un forme de synthèse entre art et design, peinture et installation. Un paysage des plus classiques, un sous-bois en automne — couleurs chaudes et lumière sereine — est montré et représenté dans un glissement insensible mais radical de la photographie vers une peinture figurative, puis, dans un élan plus abstrait, plus fort et engagé aussi, qui se prolonge par une explosion de lumière peinte directement sur le mur ; image fragile explicitement éphémère. L’esthétique banale du sujet permet d’établir un contact avec le premier regardeur venu, puis la mise en espace fait son œuvre, soulève des questions sur les rapports de divers ordres d’expression plastique. Une œuvre multiple, stimulante et attachante tant dans les registres symbolique qu’esthétique.
Les salles du Magasin présentent d’autres œuvres, d’une grande variété, allant des miniatures domestiques de Laurie Simmons aux déjà-là de Haim Steinbach dans une mise en situation que l’on trouvera kitsch ou ironique, des murs parés de patchworks pourpres ou de bandes argents, de collections de portraits photographiques, de visages surgissant d’habitants du Bronx. Et bien d’autres choses encore. Il faut flâner, aller et venir, revenir, s’attarder, insister…
L’exposition Espèces d’espace se poursuit jusqu’au 4 janvier 2009
Illustration (cliquables) : (1) et (2) Square times, 1980-2008, Justen Ladda, Acrylique, peinture latex sur sol et sur mur (courtoisie de l’artiste) ; (3) L’entrée du Magasin, Centre National d’Art Contemporain (CNAC) de Grenoble, photo de l’auteur, novembre 2008 ; (4) reprise noir et blanc de l’affiche de l’exposition « Espèce d’espace » du CNAC de Grenoble ;
Plus d’images : pour Bacterio d’Ettore Sottsass (1978, motif sur PVC), on peut avoir une idée du motif en allant visiter le site Bacterio d’Olaf A. Feierfeil ; pour Lanscape painting and beyond de Bertrand Lavier (1979, Liquitex sur poster entrecollé sur bois aggloméré et sur le mur) on peut voir une photographie de l’oeuvre sur le site du FRAC de Bourgogne. Une photographie de la ré-installation de l’oeuvre de Justen Ladda au CNAC de Grenoble est postée ici.
On trouvera un billet sur le second volet de l’exposition [ici]
Catégories :art contemporain, choses d'ici, MAGASIN, regardeur
Bertrand Lavier expose du 14 septembre 2009 au 30 mars 2010 au domaine Pommery à Reims: « Sons et Lumière » / expérience Pommery #6
« « Sons & Lumières » isole et met en scène un objet dans chacune des douze crayères du Domaine. Chacun évoque un univers lié à la culture occidentale : les objets de consommation et les symboles se mélangent. Hissé dans l’espace des caves, chacun d’eux fait résonner une musique différente et irradie une lumière qui lui est propre. Douze univers s’ouvrent ainsi au visiteur […] » (la suite en suivant le lien ci-dessus).
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